Les médicaments comme entrave aux soins.
Cela dit, la prescription peut devenir une entrave aux soins ; elle peut être nocive. Si, lors de la présentation du produit, nous insinuons que c’est lui qui fait tout et que le patient ne peut rien, nous renforçons la passivité et l’autodépréciation du déprimé. Nous le rendons dépendant d’un facteur extérieur, nous l’affaiblissons et entretenons la logique dépressive. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’il rechute quelque temps plus tard : c’est normal, il n’y peut rien, c’est la maladie. Un bon nombre de patients étiquetés « unipolaires » sont des gens à qui nous avons appris qu’ils étaient impuissants. Nous les avons rendus malades pour la vie.
Si, au contraire, je dis : « Ce serait peut-être intéressant que vous preniez de l’Effexor pour que votre cerveau se relance de lui-même. Comme ça, vous pourrez aller plus vite pour vous sortir du pétrin actuel, vous allez y voir plus clair et passer à autre chose qui vous va mieux », j’ai suggéré au sujet que c’est lui qui fait tout, et pas le médicament. Il décide de l’aide qu’il veut pour faire ce qu’il veut et j’annonce un avenir dégagé du problème. Les prescripteurs devraient connaître l’utilisation des suggestions. C’est l’effet placebo ou nocebo : des mots, bien ou mal maniés, peuvent guérir ou tuer.
Il est ainsi faux de dire qu’il existerait une « résistance acquise » aux antidépresseurs, comme les microbes en développent une aux antibiotiques. Un nombre significatif de patients dits unipolaires répondent de moins en moins bien aux antidépresseurs avec le temps. Il s’agit moins d’une résistance acquise aux médicaments qu’à l’approche thérapeutique, devenue monotone et insipide. La chronicité s’est installée chez le praticien, puis chez le patient. Celui-ci allant mal, on augmente les doses. Le même allant plus mal, on augmente encore les doses ou on change de produit, et ainsi de suite. Les séances finissent par ressembler à de l’épicerie. Vous reconnaissez l’erreur logique dénoncée par Bateson : on fait toujours plus de ce qui n’a pas marché, alors que, pour que ça marche enfin, il faut faire autrement. On doit rouvrir le jeu, remettre de la variété. La prescription médicamenteuse n’est qu’une des très nombreuses tactiques possibles. Quand une tactique ne marche pas, on en change.
Pour qu’un traitement soit durablement efficace, il doit reposer sur une vision stratégique d’ensemble. La stratégie est l’art de coordonner différentes tactiques en fonction de l’évolution de la situation au service de l’objectif, ici le soulagement. Elle est l’art de la mixité thérapeutique. Là, la vision stratégique d’ensemble, capable d’évolution et de diversité, a été perdue avec le temps. Le praticien s’est enfermé dans l’application obsessionnelle d’une seule tactique, qui, un moment, a pu être la seule nécessaire, mais ne l’est plus si elle l’a jamais été. Pas étonnant que le patient devienne résistant. On a créé sa résistance.
D’autre part, pour le psychiatre obsédé par son chiffre d’affaires, les médicaments sont commodes. Une dépression, de l’anxiété, c’est la sérotonine, le GABA : « Je sais ce que vous avez. » En une demi-heure, cinq consultations. Cela, évidemment, n’est pas de la médecine. Cependant, la prescription est un remède pour le thérapeute épuisé. Quand je vois que le nombre de mes ordonnances augmente, je sais que j’ai besoin de vacances.
La question aussi est que quand, grâce à une prescription bien conduite d’antidépresseurs, un patient va mieux, il va mieux et n’a plus envie de faire de psychologie et de se demander pourquoi il était déprimé. Il est soulagé, il veut penser à autre chose. C’est pourtant le moment où l’on pourrait aborder la problématique sous-jacente et ainsi éviter les rechutes. C’est le moment où l’ex-déprimé en a le moins envie, le thérapeute aussi. Celui-ci est tellement soulagé d’avoir réussi à sortir le patient de ce mauvais gué qu’il se démobilise aussi. Faut-il alors qu’il ait mauvaise conscience de ne pas arriver à entreprendre l’indispensable-thérapie-pour-éviter-les-rechutes ? Oui, s’il croit qu’il existe vraiment une « problématique sous-jacente » nécessitant un travail en profondeur, mais comme notre thérapeute bref n’y croit pas, il peut dormir tranquille. Dans son sommeil, De Shazer vient le voir et lui dit : « Ne répare pas ce qui n’est pas cassé ! Ton gars va bien. Pourquoi intervenir plus ? »
Ce temps du soulagement n’est plus celui de faire des efforts de thérapie, mais peut-être celui d’approfondir le bien-être, au cours de quelques séances d’hypnose. Et le sujet modifie alors, spontanément, les attitudes de vie qui le rendaient vulnérable à la dépression. Personne n’a fait d’effort, personne n’a parlé de psychothérapie.
Certes, avec ou sans médicaments, certains patients auront bénéficié de thérapie brève ou d’hypnose pendant l’accès dépressif pour le soigner, mais d’autres n’en auront pas eu besoin : quelques pilules ou rien du tout leur auront suffi pour se sortir du pétrin et ne plus y retourner. N’oublions pas, encore une fois, que le traitement le plus satisfaisant du trouble unipolaire est la prise d’antidépresseurs au long cours, laquelle est accompagnée d’une éducation à la pathologie. Cette éducation, du même type que celle enseignée dans le trouble bipolaire, le diabète et d’autres affections chroniques, sert de recadrage efficace et a donc une valeur thérapeutique certaine.
Cela dit, la prescription peut devenir une entrave aux soins ; elle peut être nocive. Si, lors de la présentation du produit, nous insinuons que c’est lui qui fait tout et que le patient ne peut rien, nous renforçons la passivité et l’autodépréciation du déprimé. Nous le rendons dépendant d’un facteur extérieur, nous l’affaiblissons et entretenons la logique dépressive. Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’il rechute quelque temps plus tard : c’est normal, il n’y peut rien, c’est la maladie. Un bon nombre de patients étiquetés « unipolaires » sont des gens à qui nous avons appris qu’ils étaient impuissants. Nous les avons rendus malades pour la vie.
Si, au contraire, je dis : « Ce serait peut-être intéressant que vous preniez de l’Effexor pour que votre cerveau se relance de lui-même. Comme ça, vous pourrez aller plus vite pour vous sortir du pétrin actuel, vous allez y voir plus clair et passer à autre chose qui vous va mieux », j’ai suggéré au sujet que c’est lui qui fait tout, et pas le médicament. Il décide de l’aide qu’il veut pour faire ce qu’il veut et j’annonce un avenir dégagé du problème. Les prescripteurs devraient connaître l’utilisation des suggestions. C’est l’effet placebo ou nocebo : des mots, bien ou mal maniés, peuvent guérir ou tuer.
Il est ainsi faux de dire qu’il existerait une « résistance acquise » aux antidépresseurs, comme les microbes en développent une aux antibiotiques. Un nombre significatif de patients dits unipolaires répondent de moins en moins bien aux antidépresseurs avec le temps. Il s’agit moins d’une résistance acquise aux médicaments qu’à l’approche thérapeutique, devenue monotone et insipide. La chronicité s’est installée chez le praticien, puis chez le patient. Celui-ci allant mal, on augmente les doses. Le même allant plus mal, on augmente encore les doses ou on change de produit, et ainsi de suite. Les séances finissent par ressembler à de l’épicerie. Vous reconnaissez l’erreur logique dénoncée par Bateson : on fait toujours plus de ce qui n’a pas marché, alors que, pour que ça marche enfin, il faut faire autrement. On doit rouvrir le jeu, remettre de la variété. La prescription médicamenteuse n’est qu’une des très nombreuses tactiques possibles. Quand une tactique ne marche pas, on en change.
Pour qu’un traitement soit durablement efficace, il doit reposer sur une vision stratégique d’ensemble. La stratégie est l’art de coordonner différentes tactiques en fonction de l’évolution de la situation au service de l’objectif, ici le soulagement. Elle est l’art de la mixité thérapeutique. Là, la vision stratégique d’ensemble, capable d’évolution et de diversité, a été perdue avec le temps. Le praticien s’est enfermé dans l’application obsessionnelle d’une seule tactique, qui, un moment, a pu être la seule nécessaire, mais ne l’est plus si elle l’a jamais été. Pas étonnant que le patient devienne résistant. On a créé sa résistance.
D’autre part, pour le psychiatre obsédé par son chiffre d’affaires, les médicaments sont commodes. Une dépression, de l’anxiété, c’est la sérotonine, le GABA : « Je sais ce que vous avez. » En une demi-heure, cinq consultations. Cela, évidemment, n’est pas de la médecine. Cependant, la prescription est un remède pour le thérapeute épuisé. Quand je vois que le nombre de mes ordonnances augmente, je sais que j’ai besoin de vacances.
La question aussi est que quand, grâce à une prescription bien conduite d’antidépresseurs, un patient va mieux, il va mieux et n’a plus envie de faire de psychologie et de se demander pourquoi il était déprimé. Il est soulagé, il veut penser à autre chose. C’est pourtant le moment où l’on pourrait aborder la problématique sous-jacente et ainsi éviter les rechutes. C’est le moment où l’ex-déprimé en a le moins envie, le thérapeute aussi. Celui-ci est tellement soulagé d’avoir réussi à sortir le patient de ce mauvais gué qu’il se démobilise aussi. Faut-il alors qu’il ait mauvaise conscience de ne pas arriver à entreprendre l’indispensable-thérapie-pour-éviter-les-rechutes ? Oui, s’il croit qu’il existe vraiment une « problématique sous-jacente » nécessitant un travail en profondeur, mais comme notre thérapeute bref n’y croit pas, il peut dormir tranquille. Dans son sommeil, De Shazer vient le voir et lui dit : « Ne répare pas ce qui n’est pas cassé ! Ton gars va bien. Pourquoi intervenir plus ? »
Ce temps du soulagement n’est plus celui de faire des efforts de thérapie, mais peut-être celui d’approfondir le bien-être, au cours de quelques séances d’hypnose. Et le sujet modifie alors, spontanément, les attitudes de vie qui le rendaient vulnérable à la dépression. Personne n’a fait d’effort, personne n’a parlé de psychothérapie.
Certes, avec ou sans médicaments, certains patients auront bénéficié de thérapie brève ou d’hypnose pendant l’accès dépressif pour le soigner, mais d’autres n’en auront pas eu besoin : quelques pilules ou rien du tout leur auront suffi pour se sortir du pétrin et ne plus y retourner. N’oublions pas, encore une fois, que le traitement le plus satisfaisant du trouble unipolaire est la prise d’antidépresseurs au long cours, laquelle est accompagnée d’une éducation à la pathologie. Cette éducation, du même type que celle enseignée dans le trouble bipolaire, le diabète et d’autres affections chroniques, sert de recadrage efficace et a donc une valeur thérapeutique certaine.
Conclusion
La disqualification des médicaments est dans l’air du temps, favorisée par les pratiques douteuses de certains laboratoires pharmaceutiques et les besoins financiers des organismes de protection sociale. A l’époque de la psychanalyse, le mépris des médicaments était idéologique ; aujourd’hui, il est économique, pour que la santé coûte moins cher. Les thérapies brèves coûtent bien moins cher que les classiques, puisque brèves, et elles sont efficaces. Alors, il est urgent de faire reconnaître nos pratiques et nos formations auprès des pouvoirs publics. Mais les thérapies brèves sont-elles moins chères que les médicaments ?
Dans la population générale, la prévalence sur la vie entière de la dépression majeure est de 20 %, celle des troubles anxieux de 30 %. Pensons-nous être capables de former assez de thérapeutes brefs pour répondre à un besoin de santé publique aussi énorme ? Et si nous y parvenions, qu’est-ce qui sera alors le moins cher ? Les thérapies brèves ou les médicaments ? Des millions de séances qui soulagent en une moyenne d’un à six mois ou des millions de petites pilules qui soulagent en dix jours ?
Un autre argument pour réduire les prescriptions est de prétendre que la plupart des troubles anxiodépressifs ne correspondent pas à une pathologie mentale, mais sont de simples « mal-être existentiels ». Les chiffres de prévalence que je vous ai donnés reposent sur des critères psychiatriques précis : il ne s’agit pas de petits bobos à l’âme, mais – je cite – « de troubles justiciables de soins ». L’argument ne tient pas non plus devant les chiffres du suicide, qui n’ont jamais, de toute l’histoire, été aussi élevés. Jamais on n’a voulu autant se tuer. Il faudrait comprendre que les millions de gens qui remplissent tous les critères de troubles psychiatriques sévères ne sont en proie, en fait, qu’à un banal mal-être qui, parce qu’on l’appelle « existentiel », ne doit pas être pris en compte par la médecine. Pour un mal-être, on ne prend pas de médicament ; on fait une thérapie non remboursée par la Sécurité sociale, car réputée de confort pour des gens normaux. C’est une manière d’abandonner les malheureux à leur sort : ils ne sont pas sérieux, même pendus.
Alors, médicaments ou thérapies ? Devant l’énorme épidémie actuelle de troubles anxieux et dépressifs, c’est de la mixité qu’il faut, pas de la concurrence. Il faut suivant les cas, tantôt des uns, tantôt des autres, tantôt des deux. Ce n’est pas ou/ou, c’est et/ou et et/et. C’est à cela qu’il faut encourager les pouvoirs publics : à ne pas se voiler les yeux devant l’épidémie, à mettre le paquet, à prendre tous les moyens. Personne ne sera de trop.
La disqualification des médicaments est dans l’air du temps, favorisée par les pratiques douteuses de certains laboratoires pharmaceutiques et les besoins financiers des organismes de protection sociale. A l’époque de la psychanalyse, le mépris des médicaments était idéologique ; aujourd’hui, il est économique, pour que la santé coûte moins cher. Les thérapies brèves coûtent bien moins cher que les classiques, puisque brèves, et elles sont efficaces. Alors, il est urgent de faire reconnaître nos pratiques et nos formations auprès des pouvoirs publics. Mais les thérapies brèves sont-elles moins chères que les médicaments ?
Dans la population générale, la prévalence sur la vie entière de la dépression majeure est de 20 %, celle des troubles anxieux de 30 %. Pensons-nous être capables de former assez de thérapeutes brefs pour répondre à un besoin de santé publique aussi énorme ? Et si nous y parvenions, qu’est-ce qui sera alors le moins cher ? Les thérapies brèves ou les médicaments ? Des millions de séances qui soulagent en une moyenne d’un à six mois ou des millions de petites pilules qui soulagent en dix jours ?
Un autre argument pour réduire les prescriptions est de prétendre que la plupart des troubles anxiodépressifs ne correspondent pas à une pathologie mentale, mais sont de simples « mal-être existentiels ». Les chiffres de prévalence que je vous ai donnés reposent sur des critères psychiatriques précis : il ne s’agit pas de petits bobos à l’âme, mais – je cite – « de troubles justiciables de soins ». L’argument ne tient pas non plus devant les chiffres du suicide, qui n’ont jamais, de toute l’histoire, été aussi élevés. Jamais on n’a voulu autant se tuer. Il faudrait comprendre que les millions de gens qui remplissent tous les critères de troubles psychiatriques sévères ne sont en proie, en fait, qu’à un banal mal-être qui, parce qu’on l’appelle « existentiel », ne doit pas être pris en compte par la médecine. Pour un mal-être, on ne prend pas de médicament ; on fait une thérapie non remboursée par la Sécurité sociale, car réputée de confort pour des gens normaux. C’est une manière d’abandonner les malheureux à leur sort : ils ne sont pas sérieux, même pendus.
Alors, médicaments ou thérapies ? Devant l’énorme épidémie actuelle de troubles anxieux et dépressifs, c’est de la mixité qu’il faut, pas de la concurrence. Il faut suivant les cas, tantôt des uns, tantôt des autres, tantôt des deux. Ce n’est pas ou/ou, c’est et/ou et et/et. C’est à cela qu’il faut encourager les pouvoirs publics : à ne pas se voiler les yeux devant l’épidémie, à mettre le paquet, à prendre tous les moyens. Personne ne sera de trop.